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Archipellisation du travail

L’archipellisation des lieux de travail

Et vous, vous travaillez où en ce moment ? Chez vous ? Au bureau ? Dans un café ? Depuis presque deux ans, nous avons tous acquis une vraie flexibilité en la matière. Le travail n’est plus associé à un lieu fixe, il peut se faire (pour les activités « cols blancs », entendons-nous) partout. Oui mais… Si techniquement et technologiquement la question ne se pose pas, d’un point de vue humain et social (voire managérial), le doute est permis.

Personne n’a envie de revenir en arrière, dans un modèle figé (même lieu, mêmes horaires pour tout le monde), personne n’a non plus envie de subir le télétravail et de n’échanger avec collègues et clients qu’en visio. Si l’utilisation traditionnelle des bureaux est complétement remise en question, son existence, elle, semble primordiale pour insuffler esprit d’équipe, énergie et créer une culture commune à l’entreprise. Temporaires, partagés, mobiles… les bureaux se réinventent en même temps que notre vision du travail. Une métamorphose riche de belles promesses autant que d’écueils à éviter.

Une société qui prend de la distance avec le travail

Le travail n'est plus associé à un lieu

Beaucoup ont vécu ces deux dernières années comme une révolution de leur monde du travail (entre autres réjouissances…. Mais si la pandémie nous a tous contraints à apprendre à travailler à distance, il faut tout de même souligner que c’était déjà une tendance de fond. Depuis des années, le bureau traditionnel n’a plus le vent en poupe. Les espaces de travail sont questionnés entre flex office, office branding et chief happiness officers sensés y apporter un peu de magie… Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 42% des salariés ne se sentent pas « énergisés » au travail aujourd’hui et 43% ne considèrent plus leur entreprise comme un endroit où il fait bon travailler (source : étude JLL 2021).

D’un point de vue financier et immobilier, les bureaux ont également perdu un peu de leur logique. L’immobilier a toujours représenté un coût majeur pour les entreprises. Mais à l’heure du télétravail, l’IEIF évoque une probable baisse de 12% à 36% de la surface de bureaux nécessaires aux entreprises en Île-de-France, soit une réduction du parc de bureaux de 6 millions de mètres carrés. Dans un contexte de pénurie foncière, quel est le sens de ces espaces bien souvent sous-utilisés ? Entre RTT, congés, réunions et déplacements, un poste de travail est occupé entre 50% et 70% du temps. Rapporté au prix du mètre carré, cette sous-utilisation est devenue un luxe qui n’a plus trop de sens.

Épanouissement et reconnaissance sociale ne passent plus forcément par le travail

Crevons tout de suite l’abcès : faire carrière ne fait plus rêver. Voilà qui est dit. La tendance n’est pas nouvelle, mais là aussi elle vit ses heures de gloire avec la crise sanitaire. En 2019, donc dans notre monde d’avant, 18% des français estimaient déjà occuper un « bullshit job ». Une crise de sens qui n’a fait que s’accentuer depuis deux ans. Et le mouvement est particulièrement fort chez les cadres : 20% d’entre eux ne veulent pas ou plus gérer d’équipe. Autrefois vécu comme un graal, le management fait désormais presque fuir. Ce que cherchent les jeunes diplômés et une part grandissante des cadres, c‘est d’abord un travail qui a du sens et la possibilité de consacrer du temps à leurs passions, à leur vie sociale et à leur famille.

Bref, l’épanouissement est vécu comme global et concerne aussi bien la dimension personnelle que professionnelle. Et voilà qui change toute notre perception des bureaux. Ils ne constituent plus le lieu où tout se passe. Au contraire, par tout ce qu’ils impliquent (des déplacements quotidiens, des horaires fixes…), les bureaux sont de plus en plus vécus comme une contrainte.

Imaginer des modèles hybrides qui repensent le collectif à l'échelle de l'individu ?

Maintenant que l’on a parlé de tout ce dont on ne voulait plus, il s’agirait de le construire, ce nouveau monde du travail… Flexibilité, disent certains. Responsabilité, disent d’autre. Autonomie, confiance, organisation horizontale… Plutôt qu’une liste à la Prévert, cherchons à dégager une tendance de fond : le travail collectif repensé à l’échelle de l’individu. Et derrière cette ambition se cachent de gros enjeux.

Premier point, déjà bien lancé : laisser la place à l’individualisation du temps de travail. Ce qui compte, c’est le résultat du travail, pas le créneau horaire durant lequel ce travail a été accompli. Et c’est un gros changement de paradigme : les salariés mettent à la disposition des entreprises non plus leur temps, tous les jours de la semaine de 9h à 18h, mais… leur talent et leur force de travail. Et on comprend tout l’effort organisationnel et managérial à mettre en place pour accompagner et réussir cette transition !

Second point : conjuguer virtualisation des entreprises et émergence de l’intelligence émotionnelle. En d’autres termes, comment ramener plus d’humain dans le monde du travail alors même que son environnement se numérise toujours plus ? Plutôt que d’y voir une contradiction, peut-être faut-il considérer cette situation comme une opportunité plus donner plus de valeur et de sens au temps passé physiquement entre collaborateurs.

Le nouvel espace-temps du monde du travail

Le nouveau rôle du bureau : un espace événementiel, un lieu « régénérant »

À défaut d’être quantitatif, le temps passé au bureau devra donc être particulièrement qualitatif. C’est d’ailleurs tout le problème qui se pose à l’heure du télétravail obligatoire plusieurs jours par semaine : pourquoi retourner en entreprise à tour de rôle puisque l’on n’y croise pas ses collègues et que les réunions restent virtuelles ? Quel est le sens de venir au bureau pour travailler en visio ? Si la situation actuelle reste exceptionnelle, elle doit permettre de s’interroger sur le rôle du bureau à long terme.

Menée suite aux épisodes de confinement, une étude a montré que les salariés français s’estiment plus performants grâce aux interactions avec leurs collègues et à leur environnement de travail retrouvé. Et en même temps, 78,5% des professionnels sont plus épanouis depuis qu’ils travaillent de manière flexible. Il ne s’agit donc pas de faire totalement disparaître le bureau mais de lui attribuer un nouveau rôle. Et, aussi antinomique que cela puisse paraître, ce nouveau rôle doit être tout autre que celui d’y travailler. Se rencontrer, échanger, fédérer… le lieu de travail devient un lieu événementiel où l’on vient puiser motivation et émulation, comme pour recharger ses batteries.

Alors concrètement, comment faire ? Le département Recherche de JLL vient apporter une réponse en posant le concept de bureau régénérant , un bureau qui « restaure le niveau d’énergie des salariés ». Son rôle : synchroniser les collaborateurs de l’entreprise et cultiver leur sentiment d’appartenance. Les bureaux deviennent ainsi des hubs, des réseaux sociaux « in real life ».

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Des entreprises qui réinventent la notion de bureaux

Buffer

Créée en 2011, la startup a développé une solution pour programmer ses posts sur les réseaux sociaux. Il y a quelques années, la startup, pourtant florissante, a définitivement fermé ses bureaux de la Silicone Valley. Ses 85 collaborateurs n’ont donc plus de bureau et plus d’horaire. Chaque salarié vit où il veut (ils sont désormais répartis dans 15 pays), et tout le monde est en télétravail. Pour se retrouver et créer de la cohésion, les équipes au grand complet se retrouvent pendant une semaine tous les six mois. La destination change : Hawaï, Islande, Berlin… de quoi donner envie aux collaborateurs de se déplacer ! Ces semaines sont intégralement payées par l’entreprise pour chaque salarié mais aussi pour sa famille. En prenant en compte l’économie réalisée par l’absence de bureau, le calcul est plus que gagnant, aussi bien pour la startup que pour ses collaborateurs !

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Fizzer

Basée en Normandie, l’entreprise française propose une application pour personnaliser cartes postales, faire-part et albums… Sa particularité ? Fizzer fonctionne en « 100% remote » comme elle l’indique sur son site.  Ce sont ainsi une vingtaine de collaborateurs qui se répartissent un peu partout sur le globe : Asie, Amérique, France… Et autant de fuseaux horaires.

Si la production et la mise sous plis des cartes se font évidemment au siège, à Dives-sur-mer, les autres collaborateurs disposent eux d’un budget voyage et peuvent s’installer où ils le souhaitent en France ou même dans le monde. D’après Vincent Porquet, cofondateur de la startup, la productivité ne pâtit pas du tout de cette distance, elle n’en serait, au contraire, que meilleure. Autre avantage : la baisse des coûts fixes pour l’entreprise : « Si l’on souhaitait recruter les meilleurs ingénieurs ou les meilleurs graphistes, nous serions quasiment obligés d’être à Paris, et des locaux de 300 mètres carrés là-bas coûtent 4 à 5 fois plus cher qu’en Normandie ».

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Des concepts qui réinventent le travail et refaçonnent les territoires

Le workliday

Contraction de work et holiday, le workliday est un concept naissant. Le principe : travailler et vivre dans un cadre bucolique le temps de deux-trois jours, une semaine, un mois… On pensait cette solution réservée à quelques happy fews, ces fameux travailleurs nomades aux métiers mystérieux qui naviguent entre Bali, Acapulco et Phuket. Mais de plus en plus d’entreprises s’interrogeant sur la pertinence de conserver leurs locaux traditionnels, il se pourrait bien que le workliday se démocratise de plus en plus. Et c’est d’ailleurs exactement ce que pratiquent déjà Buffer et Fizzer. 

Nul besoin d’aller jusqu’à Phuket pour être dépaysé, le workliday s’adapte très bien au slow travel, très tendance lui aussi. La campagne, la montagne et les côtes françaises ne manquent pas de charme. Ainsi la Mutinerie, qui fut le grand précurseur du coworking à Paris, a fermé ses portes dans la capitale il y a quelques années pour ouvrir le premier « Mutinerie Village » dans le Perche, en pleine campagne.

Outre l’opportunité de rassembler les collaborateurs, le workliday offre un nouveau cadre de travail. On sort de l’univers urbain pour se retrouver dans la nature. L’occasion idéale pour s’oxygéner le cerveau et avoir un regard plus apaisé sur son travail.

Le workliday, c’est aussi la possibilité d’associer travail et passion. C’est ce que proposent Les Terres du Yogascope avec des séjours en coliving qui combinent télétravail, pratique du yoga et « well being » (repas sains, massages, thérapies holistiques…). Le concept se décline suivant les saisons à la montagne ou la plage.

Morzine, Cap Ferret…  Paatch organise, quant à elle, des séjours de workliday destinés aussi bien aux salariés qu’aux freelances. En pleine croissance, Paatch développe également une plateforme communautaire qui permettra aux collaborateurs d’une même entreprise de s’organiser pour se retrouver le temps d’une journée de coworking, d’une semaine en séjour Paatch ou même simplement d’un déjeuner.  

Un dernier exemple, qui montre que l’offre se structure de plus en plus : Remoters, qui s’adresse davantage aux travailleurs indépendants et leur déniche des logements pour partir télétravailler à l’étranger à moindre coût.

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Working From Near Home

Autre concept appelé à se développer : le bureau de proximité. Plutôt que de faire tous les jours les trajets maison/bureau et pour éviter l’isolement du télétravail, ces coworkings de quartier offre une alternative intéressante. Le sujet a d’ailleurs fait récemment l’objet d’une proposition de loi visant à « faciliter l’accès à des bureaux de proximité et le maintien de la vie sociale des travailleurs à distance ».

Toujours dans cette optique de travailler au plus proche de son lieu d’habitation, la vie sociale en moins, on observe au Royaume-Uni une grande tendance à la construction de « cabanes-bureaux » dans les jardins. Le boom de ces « garden offices » est conséquent : +113% entre 2019 et 2020.

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Une opportunité pour les territoires

Que ce soit pour le workliday ou le bureau de proximité, les conséquences sur les territoires semblent particulièrement intéressantes. En ce qui concerne les territoires ruraux, il s’agit là d’une opportunité réelle de redynamisation économique. Certains territoires ne s’y trompent pas et ont développé une offre dédiée au workliday. C’est le cas de la Drôme qui développe depuis un an une offre télétravel (autre nom du workliday, au même titre que le workation). L’objectif affiché est de compléter la fréquentation touristique classique en attirant télétravailleurs français et étrangers. Reste que pour y parvenir, la question de la mobilité est centrale : sans connexion ferroviaire avec les grandes métropoles, l’affaire semble compliquée…

Dans les villes et les métropoles, cette évolution pourrait permettre de mieux faire la balance entre les m2, si précieux sur ces territoires. En accordant moins de surface pour les bureaux, on en libère automatiquement pour les logements, en pénurie croissante. Les coworkings de proximité constituent également une opportunité rêvée pour développer la fameuse ville du quart d’heure.

Cette évolution du monde du travail est donc plutôt réjouissante, aussi bien au niveau individuel qu’au niveau sociétal. Attention toutefois à rester vigilant, notamment face à deux écueils. Le premier, qui s’applique principalement au concept du workliday, serait d’entrer dans une logique de « consommation » des territoires ruraux plutôt que de s’y fondre avec la vie locale. Pour que le workliday rayonne vraiment dans les territoires où il s’installe, il faudrait là-encore imaginer un fonctionnement hybride qui ne serait pas seulement basé sur la venue de citadins en quête de dépaysement. Par exemple, il pourrait être intéressant de dédier plusieurs places de coworking aux habitants de la région et d’assurer ainsi un véritable ancrage local au concept. L’autre problème de cette logique de consommation des territoires, c’est que l’on risque de ne s’adresser qu’aux plus privilégiés, ceux qui peuvent se permettre financièrement ces séjours au vert réguliers. L’équilibre ne viendra que si les entreprises jouent réellement le jeu de répercuter, au moins pour partie, auprès de tous leurs collaborateurs les économies liées à l’optimisation des bureaux.

Il s’agit également de veiller à conserver une frontière entre vie pro et vie perso : le workliday n’est pas une nouvelle forme de vacances, mais une nouvelle forme de travail !

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